La pêche à la Saint Jacques
Les pêcheurs français accusent les anglais de piller nos fonds sous-marins en se moquant des ressources et des règles.
La petite grue débarque un à un les sacs en plastique bleu remplis de coquilles Saint-Jacques. Les traits tirés par les nuits en pointillé, la barbe pas rasée depuis une semaine, Maxime Vigot, 46 ans, suivi par Quentin, Bruno, Jason et Ridha, enjambe les barrières du «Schneivin’s». L’équipage reste au port de Dieppe pour une trentaine de minutes, le temps de décharger, de faire le plein de gazole et de se ravitailler en pain et en viande. Leurs compagnes et leurs enfants sont là. Ils sont impatients de grappiller quelques instants à leurs hommes et à leurs pères, qu’ils n’ont pas vus depuis cinq jours à la maison. Kevin, le fils cadet de Maxime, saute à bord. Fier, il montre que c’est lui qui sourit à côté de son frère, sur la grande photo collée sur les flancs de la cabine de pilotage. Les cloches sonnent midi quand le «Schneivin’s» largue les amarres pour aller pêcher son quatrième et dernier quota de la semaine. Il est autorisé à rapporter 2 tonnes de coquilles. Trente-six heures, contre moins de douze heures habituellement, seront nécessaires à l’équipage pour atteindre le quota. La faute des Anglais et des Irlandais, qui auraient ratissé les fonds marins. Ce sont eux qui, sur le quai comme sur le pont, monopolisent les discussions des Normands.
L’«Albion», le «Sylvia Bowers», l’«Isla» : les bateaux immatriculés outre-Manche sont nombreux au large de la baie de Seine. Pascal Coquet, le président du comité régional des pêches de Haute-Normandie, suit à la trace leurs allées et venues sur son portable. Un site Internet indique leur positionnement en temps réel, grâce au système d’identification automatique. Jamais ce pêcheur retraité n’a dénombré autant de Britanniques dans la zone. Il a bien compté les dizaines de sacs remplis de coquilles entassés dans leurs grandes cales sur les photos que les marins anglais affichent sur le réseau social Facebook, comme des trophées. Alors, avec ses pairs, il dénonce une «razzia».
«On va virer», hurle Maxime depuis la cabine de pilotage à ses marins, qui ont enfilé à la hâte leur salopette jaune, leurs gants et leurs bottes. La sirène se met à hurler. Sur le pont arrière, les douze dragues, hissées par des câbles, déversent avec fracas ce qu’elles ont récolté pendant le trait, qui a duré une heure. Des coquilles, quelques blancs de seiche et autant de cailloux. Il faut réparer les dragues avant de les renvoyer à la mer le plus rapidement possible. En dix minutes, Quentin, Ridha, Jason et Bruno trient le monticule à la main. Les coquilles trop petites sont rejetées à l’eau, tout comme les pierres, d’autant plus nombreuses que la zone a déjà été explorée. Chaque trait correspond environ à deux sacs de 55 kilos de coquilles. Si le gisement était encore en début d’exploitation, ils pourraient remonter jusqu’à 8 sacs par trait. Une énième cigarette aux lèvres, ils retournent dans le carré dormir une vingtaine de minutes avant le prochain trait, regarder une émission sur la télé de la cuisine ou fomenter leur prochaine blague de potache. Le repos attendra les jours de mauvais temps. Sur l’ordinateur de sa cabine, Maxime observe une carte qui garde en mémoire toutes ses trajectoires des quinze dernières années, depuis qu’il est capitaine. A la radio, sur un canal brouillé, il parle avec cinq de ses amis patrons de bateaux à Dieppe. Ils s’entraident, se dépannent et se renseignent sur le stock de coquilles. Dans ses jumelles, il repère un Anglais à l’horizon, le «Vertrouwen DS11», qui a coupé son radar pour passer inaperçu. «C’est lamentable, lâche Maxime à Pierre, notre photographe, entre deux quarts. Ils se servent de nos positions pour localiser les bons endroits. En une journée, ils ramassent avec leurs gros bateaux ce que je mets une semaine à prendre. Je me sens impuissant, nous ne jouons pas avec les mêmes armes.»
La frustration des marins est d’autant plus vive que la saison s’annonçait la plus riche depuis quarante ans
Les Britanniques ne font pourtant rien d’illégal. Quand ils sillonnent la Manche au-dessus des «taches» de coquilles, ils n’ont qu’une seule obligation, celle de rendre à la mer les juvéniles. De toute façon, ils ne peuvent vendre que des coquilles d’au moins 11 centimètres. Mais avec leurs dragues, dont les anneaux métalliques mesurent 8 centimètres de diamètre, ils ramassent tout. Les Français, eux, ont pour obligation d’utiliser des anneaux de 9,2 centimètres. «Ils doivent les remettre à l’eau. Mais une jeune coquille de 9 centimètres va être pêchée jusqu’à 40 mètres de profondeur avant d’être remontée en surface. Le temps qu’ils les trient et les remettent à l’eau, il peut y avoir beaucoup de mortalité», se désole Eric Foucher, chercheur à l’Ifremer de Port-en-Bessin et spécialiste de la «Pecten maximus», la saint-jacques.